Il y a quelques jours, monsieur H, l’auteur de Le désarroi du vieil Hubert, lisait une dernière fois le roman sur lequel il piochait depuis plusieurs mois. Il y a trouvé des coquilles, il les a corrigées, et relevé des maladresses, il les a atténuées. Le lendemain, son tapuscrit annoté prit le chemin de l’imprimerie.
Reste à savoir si son dernier titre trouvera son lecteur ? « À la grâce de Dieu. Ce que je pouvais faire, je l’ai fait », ne cesse-t-il de se dire depuis qu’il cliqué sur le bouton d’envoi de l’application Mail de son ordinateur portable. Pour le rassurer, ne suis-je pas son ami ? presque son double ? je me livre ici, et pour lui seul, à une analyse complaisante du travail d’Hubert Hubert, le narrateur de Le désarroi du vieil Hubert, en le comparant au travail d’Albert Allibert, un des narrateurs de Mourir d’oubli, le premier roman de notre vieil auteur paru en 2017 chez Leméac.
L’idée de ce commentaire comparé, qu’on pourrait qualifier d’autoanalyse s’il était le fait de l’auteur, m’est venue après avoir pris connaissance, il y a quelques heures, d’une remarque d’un ami de monsieur H, au sujet de Mourir d’oubli.
Dans une formule magnifique que je m’approprie, Claude M affirme que « tout ce que monsieur H écrit est vrai. Et tout ce qui ne l’est pas, il l’a vraiment inventé. » Si la formule plaît à l’auteur, moi, elle me surprend : ne reprend-elle pas étrangement, à sa façon et par anticipation, les trois premières lignes du Désarroi : « Tout est vrai. / Je vous nomme, et vous êtes. / Je me raconte, et je suis. »?
Or Claude M ne pouvait pas le connaître, cet incipit, puisque, au moment où il a écrit son commentaire, le nouveau roman de monsieur H, Le désarroi du vieil Hubert, n’était pas sorti des presses. Ni ne l’est encore. Il ne sera en librairie que dans quelques semaines. Ayoye ! s’exclamera sûrement l’ami élogieux si mon analyse arrive un jour jusqu’à lui, du côté de Saint-Alexis-des-Monts. À n’en pas douter et malgré leurs différences, il y a continuité entre les deux romans : Mourir d’oubli et Le désarroi. Mais il y a aussi de grandes différences. C’est ce que je vais tenter de démontrer ici dans le seul but de rassurer monsieur H, vieux romancier inquiet, et de calmer son angoisse.
L’écriture du Désarroi du vieil Hubert (Le) est plus simple que celle de Mourir d’oubli et la phrase moins ample. L’histoire est aussi plus resserrée, les personnages moins nombreux, l’espace plus délimité ; le temps de la narration est ramené à un jour et une nuit, le thème ou l’objet de la quête mieux défini, les tonalités moins nombreuses. Bien que l’auteur ait construit Le désarroi par boucles successives (comme il l’avait fait pour Mourir), ce n’en est pas moins, à terme, un récit linéaire (ou presque), quoique sinueux. Ainsi travaille monsieur H, ainsi fait son narrateur, et moi aussi : tortu tordu.
Dans Mourir d’oubli, les boucles dans le temps et dans l’espace – boucles qui collent au processus de création – étaient nombreuses, longues et enchâssées. Leurs formes et leur nombre pouvaient dérouter le lecteur. Plusieurs s’y sont perdus. Heureusement le fil narratif du Désarroi est plus simple de sorte que le lecteur y trouvera sans peine son chemin. Je le sais, je l’ai lu. Une journée dans la vie d’Hubert Hubert est un objet sans conteste plus facile à saisir que ne le fut, monsieur H, votre cent ans et plus de solitude chez les Allibert.
Pour dire simplement, Le désarroi du vieil Hubert est l’histoire d’un homme, Hubert Hubert, qui a souvent démissionné de la vie et qui, découvrant avec effroi qu’elle s’achève, cherche à prendre possession de ce qui en reste : sa vieillesse et sa mort. L’annonce du départ de son vieil ami Omer pour la maison de retraite le bouleverse, provoque son désarroi et déclenche sa quête.
Dit moins simplement, la parole d’autrui, qui intimide le vieil Hubert et l’irrite tout à la fois, et de laquelle il s’est toujours méfié, et plus rarement la sienne, qu’il maîtrise mal et dont il se méfie tout autant, lui ont dicté une vie qu’il a subi plus qu’il ne l’a vécue. Longtemps, il a confondu la parole et l’action, le monde et ce qu’on en dit. En plein désarroi à la suite de la prise de conscience brutale de son vieillissement, il prend le risque de s’abandonner totalement, le temps d’une nuit de feu, à cette confusion. Il remontera de cette plongée ou redescendra de cette envolée – c’est l’une et c’est l’autre – avec la tranquille conviction qu’il saura, s’il s’en donne la peine et le temps, voir le monde non seulement comme on lui a dit qu’il serait, mais aussi comme il pourrait être. Il en reviendra avec la conviction qu’il lui est loisible d’imaginer sa vie, de la vivre, allant même jusqu’à la décrire à l’indicatif futur. C’est ainsi qu’il se prend avec bonheur à écrire ce que sera le reste de sa vie jusqu’à l’ultime retour au grand marais, dans le giron du monde.
Cet Hubert Hubert pratique la dérision pour évoquer sans trop d’amertume un passé de démissions, de soumissions, de compromis consentis et d’inféodation au bon sens et à la vie unanime; il bascule dans la déraison, onirisme et délire, pour traverser l’insoutenable inconfort de savoir qu’il n’en a tenu et n’en tient qu’à lui de n’avoir été que ce qu’on a voulu qu’il soit; et choisit le lyrisme pour chanter la douce et très lente complainte des jours à venir, les seuls qui lui appartiendront, « jusqu’à ce mort s’ensuive » .
Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tel aurait pu être le titre de son roman si monsieur H ne s’était pas méfié de la force brute du langage qui aurait fait de lui un triste sire choisissant de Mourir d’oubli Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ouache…
Lors d’une rencontre d’auteur à la bibliothèque du quartier dans les semaines qui ont suivi la parution de Mourir d’oubli, un lecteur, André L, a demandé à l’auteur si, malgré l’importance qu’Albert Allibert donnait à son arrière-grand-mère, à son grand-père, à sa mère, aux souvenirs de son enfance et à l’histoire sociale et économique de sa Mauricie, lui a demandé si le personnage d’« Élise, ma sœur Anne » n’était pas en réalité le personnage principal de son roman. Sur le coup, la question a ébranlé monsieur. Puis il l’a oubliée tant il a par la suite été pris par la rédaction du Désarroi. Mais voici qu’il y a quelques jours, relisant une dernière fois Le désarroi du vieil Hubert avant sa publication, il a remarqué que son narrateur a lui aussi une sœur qui se serait appelé Élise, une sœur dont il apprendra la mort, déjà lointaine, de la bouche d’un vieux camarade. Quelle est donc cette continuité qui lie ses deux romans ? Quelle est cette gémellité qui lie Hubert à son vieux camarade Ronald, presque son double, dont le lecteur ne sait rien puisque le roman ne sera disponible en librairie que dans quelques semaines ? Voilà que je m’égare. Si je n’y prends garde, même André L, le lecteur de Sherbrooke, s’y perdra.
En réalité, Mourir et Le désarroi sont deux œuvres dont les tonalités principales diffèrent largement. Autant la tonalité de Mourir d’oubli empruntait surtout au réalisme et à l’épique, autant certains choix narratifs donnent au Désarroi l’allure d’une fable. Les lieux fréquentés par le narrateur ne portent, le plus souvent, que des noms génériques comme « le village natal », Ville-Mère, le Resto du village, Saint-Juste-d’Auprès, Saint-Fidèle-d’Auloin. Les noms des personnages se résument le plus souvent à leurs prénoms : Omer ou Aline. Hubert est à la fois le patronyme et le prénom du narrateur. Seuls les personnages fantasmés et les personnages rêvés ont des noms complets : Marielle Vincent, Ronald Lalonde, Isabelle Gamache ou Bérangère Bélanger. D’autres éléments de l’appareil narratif, principalement dans les chapitres La nuit de feu et L’ataraxie du retour, empruntent aux procédés du réalisme magique. On est loin, on le voit, de Mourir d’oubli. Quoique…
Le désarroi, le lecteur le verra bien, est aussi la critique d’un monde gouverné par l’accumulation et la consommation. Son narrateur y dénonce un ordre basé sur la destruction et la déprédation de la nature et s’en prend à l’idéologie dominante qui prône et célèbre la valorisation, sinon la glorification, de toutes les domestications, de tous les asservissements et, à terme, de toutes les exploitations qui mènent le monde à sa perte.
Mais Le désarroi ne fait pas que dans la collapsologie, cette science nouvelle de l’effondrement des civilisations et du monde. C’est d’abord et avant tout l’histoire d’un homme fatigué qui fait de sa fatigue une force, un homme qui puise dans son épuisement l’énergie d’une dernière résistance avant de retourner au grand marais pour s’y fondre dans la soupe primordiale de tous les commencements du monde.
Le désarroi du vieil Hubert n’est pas un monde imposé au lecteur par un auteur tyrannique comme l’était Mourir d’oubli, mais un itinéraire, parmi d’autres, un possible circuit villageois que propose un narrateur-explorateur pour aller de la rue de l’École à la rue du Cimetière. Du chemin de l’école au dernier chalet, aurait pu dire son éditeur s’il n’avait plutôt choisi d’écrire en 4e de couverture :
Hubert Hubert est un homme sans histoire qui vieillit sans le savoir. Un matin, au petit bonheur de sa marche quotidienne dans les rues de son village, il découvre qu’Omer, son ami de toujours, est allé vivre en résidence. C’est le choc : sa vie n’aurait-elle été qu’un rêve, qu’une suite de faux départs, d’élans brisés ? La nuit de ce jour-là, entre l’effarement et la grâce, Hubert retrouve un premier amour sous les traits d’une petite vieille manipulatrice, se reconnaît dans l’idiot du village, prend la tête d’une armée de personnes âgées et finit dans la peau du Christophe Colomb de théâtre qu’il avait joué au collège. Au matin de cette nuit-là, à la première de ses dernières heures, il redécouvre la lenteur du temps, trouve une grande paix de l’âme et s’abandonne au giron du monde.
Écrit dans une langue superbe qui maîtrise les rythmes et les registres, exploitant la magie du réel perdu et retrouvé, Le désarroi du vieil Hubert est la preuve que le «vieil auteur de la relève », qui a publié son premier roman à l’âge de soixante-douze ans, entend bien écrire tous les livres qu’il a rêvés au cours de sa vie.
Monsieur H est né en Mauricie en 1944. Leméac a publié son roman Mourir d’oubli. Chroniques de la grand’rue et des alentours en 2017.
Mais qui sera le lecteur du Désarroi du vieil Hubert (Le) disponible en librairie à compter du 9 octobre prochain ? Ressemblera-t-il à celui de Mourir d’oubli ?
Chose certaine, tout ce que raconte Hubert Hubert est vrai. Le reste, l’auteur l’a vraiment inventé.
André Hamel,
commentateur appointé pour libérer l’auteur de son angoisse avant la sortie de son roman en librairie le 9 octobre 2019.